Frédéric Bachet est ancien directeur du Parc Marin de la Côte Bleue et membre de la Commission des aires protégées du Comité français de l'UICN. Il est rejoint dans cette conversation par Cécile Fattebert de l'équipe Aires protégées et conservées de l'UICN.
Qu'est-ce qui fait le succès du Parc Marin de la Côte Bleue, en quelques mots ?
En fait, il est perçu par le public de différentes manières. Il y a des cercles internationaux où le Parc est connu. J'ai des exemples où il fait l'objet de cours à l'université. Mais nous rencontrons régulièrement des habitants et des vacanciers de la Côte Bleue qui ne connaissent pas le parc marin. C'est donc un succès encore relatif !
C'est une initiative qui s'est développée tranquillement, avec un aspect très expérimental au départ et très peu de moyens. Au départ, il s'agissait d'expérimenter un nouveau type d'Aire Marine Protégée, en impliquant les collectivités locales, alors qu'en mer, c'est l'Etat qui avait l'autorité. Nous n'avions donc pas d'outil juridique sur lequel nous appuyer. Les initiatives ne pouvaient donc se développer que sur une base volontaire, en utilisant des mécanismes juridiques que nous ne maîtrisions pas totalement. Le volet sur la valorisation des ressources marines étant un axe très fort du projet initial, nous nous sommes appuyés sur la réglementation de la pêche, en partenariat avec les organisations professionnelles de la pêche qui étaient compétentes en la matière. Ainsi, la configuration de la gouvernance et de la coopération était une condition indispensable à la mise en œuvre des actions et du programme. Cette méthode s'est avérée finalement efficace : rien ne pouvait être imposé, l'engagement des acteurs était nécessaire.
Cela a permis d'enregistrer assez rapidement des premiers résultats, qui ont été observés par les scientifiques. Tout cela a fait que l'expérience s'est développée au moins dans les milieux scientifiques. Ce qui fait aussi son succès, c'est la continuité de l'engagement des acteurs, malgré des tendances politiques très diverses, il y a toujours eu un consensus pour poursuivre l'expérience du Parc. Il en va de même pour les pêcheurs professionnels. Ils ne se sont pas sentis privés de pouvoir dans le Parc. Cela leur a permis d'accepter de poursuivre l'expérience à long terme.
Un autre aspect qui a ancré le Parc Marin de la Côte Bleue est certainement les sorties scolaires en mer. Dès sa création, en 1984, nous avons créé les premiers voyages de découverte pour les écoles primaires. En 1986, ces voyages de découverte ont été organisés dans toutes les communes de la Côte Bleue, afin que tous les enfants participent au moins une fois à un voyage de découverte au cours de leur scolarité. C'est ainsi qu'il y a aujourd'hui des générations d'élèves qui ont appris à connaître la Côte Bleue, le territoire, les activités maritimes, la biologie marine, les techniques de protection. C'est une connaissance qui a infusé un peu dans la population. Il y a des parents qui accompagnent leurs enfants, qui avaient eux-mêmes participé aux sorties scolaires en mer ! Cela a beaucoup joué sur l'engagement des communautés. Cet aspect d'avoir un territoire partagé et la prise de conscience d'un territoire dans sa globalité terre et mer.
Il est donc surprenant qu'il y ait encore des gens qui ne le connaissent pas !
Oui, c'est surprenant. Le nouveau directeur essaie de combler un certain nombre de lacunes en termes de communication. Mais pour une petite structure avec une charge de travail considérable, la communication n'est certainement pas l'aspect le plus développé.
Le succès du Parc tient aussi au fait qu'il n'a jamais été conçu comme un système imposé. C'est en fait une véritable co-construction, qui s'est faite. Je pense que c'est la raison pour laquelle il a duré. A certaines étapes clés, les collectivités et les pêcheurs ont dû dire "oui" ou "non" pour continuer. Ils ont senti qu'ils avaient le pouvoir de dire "oui" ou "non", alors ils n'ont pas dit "non".
Le parc marin a apporté un certain nombre de choses, plus en mer. Mais finalement, à terre aussi, avec les sorties de découverte et notre travail avec le Conservatoire du littoral, depuis la création. Il y a la notion d'identité territoriale, dont l'émergence a été fortement due au Parc.
Le Parc Marin de la Côte Bleue est finaliste du Prix Pathfinder, dans la catégorie "conservation de la biodiversité". Quels ont été les bénéfices pour vous ?
Nous n'avons pas encore recueilli tous les bénéfices. Nous continuerons à utiliser ce tremplin dans notre communication. Mais en fait, il s'agit d'une continuité de notre candidature à la Liste verte, qui a débuté en 2016. L'UICN a montré de l'intérêt et de la curiosité pour notre expérience, et nous a confortés dans pas mal de démarches locales. Depuis 2018, nous avons communiqué assez fortement au moment de la re-candidature à la Liste verte auprès des élus et de tous les partenaires sur cette distinction internationale, et sur ce premier site de la Liste verte dans notre région. La perception a vraiment changé et évolué à un niveau beaucoup plus global. Et cela a conforté notre position vis-à-vis des bailleurs de fonds que sont les collectivités territoriales, le Département des Bouches-du-Rhône et les villes côtières de la Côte Bleue, pour continuer à soutenir le Parc Marin sur le long terme.
A cette période, entre 2016-2018, nous avons fait face à une situation critique. Les lois françaises tendaient à supprimer les structures intercommunales pour les regrouper dans la ville de Marseille. Or, notre structure de gestion est juridiquement basée sur l'intercommunalité. La coopération officielle est une sorte de syndicat mixte, qui comprend la Région, le Département et les cinq communes. Mais la législation française tendait à supprimer toutes ces structures intermédiaires. L'intention était donc de dissoudre la structure du parc marin de la Côte Bleue. A ma grande surprise, une mobilisation très importante s'est manifestée de la part des autorités régionales, de toute couleur politique, et des pêcheurs, qui ont porté leurs messages à tous les niveaux, même au niveau des préfets et des métropoles. Même les administrations de l'Etat se sont mobilisées pour dire que nous avions réussi à mettre en place une gouvernance qui ne pouvait pas durer dans un système comme celui de la métropole. L'inscription sur la Liste verte a fait que cet aspect de la gouvernance est considéré au niveau international comme quelque chose de très central. C'est le premier pilier de la liste verte. Ce sont des étapes importantes pour le parc marin, où nous avons finalement utilisé tous les arguments et outils dont nous disposions pour poursuivre notre projet. Ensuite, le Congrès mondial de la nature de l'UICN s'est tenu l'année dernière à Marseille, où nous avons réalisé un travail important avec l'UICN et où nous avons été mis en avant. Le Pathfinder qui a suivi est une continuité qui nous a servi localement.
Vous étiez présent lors de la création du Parc, il y a 40 ans. Quelle est votre vision de l'avenir de la Côte Bleue ?
L'avenir n'est pas figé. C'est une construction qui va se poursuivre. L'atout du Parc Marin a été d'innover, donc nous allons continuer à innover. Nous avons d'ailleurs été contraints d'innover, car au départ, le projet du Parc Marin était de mettre en place un Parc Naturel Régional en mer, sur le modèle terrestre. Les régions et les collectivités initient généralement ces parcs naturels régionaux terrestres, pour créer un espace avec des objectifs de conservation du patrimoine naturel et culturel, avec le développement d'activités économiques locales, en lien avec ce patrimoine, et avec des objectifs de définition de territoires, d'innovation en termes de gestion, d'information du public. Et à l'époque, au début des années 80, la Région a souhaité transposer ces objectifs dans le domaine marin. En France, mais aussi dans de nombreux pays du monde, la mer n'est pas gérée par les collectivités mais par l'État. Au bout de quelques années, un tel modèle semblait donc juridiquement impossible. Mais entre-temps, le Parc Marin a été créé en tant qu'association pour expérimenter ce que pourrait être un parc naturel régional en mer. Nous avons commencé en 1981 à partir de là, où nous n'avions pas de cadre juridique pour mettre en œuvre les objectifs du parc naturel en mer. Nous avons donc dû coopérer et utiliser d'autres mécanismes, qui étaient maîtrisés par d'autres acteurs, en particulier les pêcheurs professionnels, en ce qui concerne la réglementation de la pêche. Les pêcheurs ont d'abord accepté d'expérimenter la réserve de Carry le Rouet, pendant trois ans. Compte tenu du fait qu'ils avaient été entendus et que nous avions fait plusieurs aménagements dans le sens qu'ils souhaitaient entre-temps, ils ont accepté de poursuivre la réserve, etc. Ils ont même inspiré les pêcheurs de Martigue, qui ont voulu faire la même chose, c'est-à-dire créer eux-mêmes une réserve similaire avec nous et la concevoir avec des récifs et des obstacles anti-chalutage, comme nous l'avons fait à Carry le Rouet. Nous ne nous sommes pas alignés à l'époque sur le statut des réserves et des parcs nationaux. Nous sommes allés là où on ne nous interdisait pas d'aller, avec des outils pris ici et là, avec lesquels nous avons pu atteindre les objectifs initiaux. Cela a continué ainsi pendant deux décennies, jusqu'à ce que l'on reconnaisse qu'il y avait des résultats et que nous pouvions être inscrits sur la liste des Aires Spécialement Protégées d'Importance Méditerranéenne (Convention de Barcelone). Ensuite, l'Etat nous a proposé de rejoindre le réseau Natura 2000.
Le Parc Marin de la Côte Bleue s'est construit en inventant une gestion au fur et à mesure.
Et les organisations de pêcheurs y ont aussi contribué, je suppose ?
Oui, bien sûr ! Il existe des comités départementaux et régionaux des pêches maritimes. Nous avons un comité régional ici dans les Bouches-du-Rhône. Et il y a aussi les Prud'homies de pêche, qui sont des structures de gestion très anciennes, qui datent du Moyen-Âge, et qui sont des institutions où l'on a inventé en fait le développement durable, puisque le rôle de ces Prud'homies était d'organiser le territoire de pêche et de répartir durablement les différentes catégories de pratiques de pêche. Nous parlions donc avec des interlocuteurs qui comprenaient très bien quand on parlait de gestion des ressources et de création d'aires protégées, dès le départ. Ils avaient cette culture. Elle a été fondamentale et essentielle.
En tant que parc marin français, êtes-vous engagé dans les processus de décision nationaux et internationaux, tels que les Objectifs de développement durable, les objectifs climatiques, etc. Et quels sont les besoins et les recommandations que vous aimeriez communiquer aux acteurs évoluant dans les arènes dites globales ? Quel serait votre message aux institutions internationales ?
Nous sommes intervenus très occasionnellement dans les processus mondiaux. Mais nous sommes une petite structure, totalement absorbée par l'immensité du travail à faire sur le terrain. Nous restons la seule structure locale, avec le rétrécissement des moyens de l'Etat, qui soit présente tous les jours en mer sur la Côte Bleue, qui intervienne dès qu'il y a un problème, comme un animal échoué, un problème de pêche, de surveillance, dans les réserves mais aussi à l'extérieur, et qui joue l'interface dans les communes pour faire des plans de balisage, etc. Nous sommes donc totalement immergés dans le local. Les questions en jeu, en particulier la surveillance, se posent tout au long de l'année, jour et nuit. Nous sommes donc constamment en alerte, pour conserver nos acquis, car ils peuvent être perdus. Rien n'est jamais acquis !
Je crois que l'exemple donné par le parc marin, c'est qu'on n'a pas besoin de toutes les preuves pour agir. C'est vraiment une leçon apprise qui aurait dû être appliquée à toutes les questions climatiques, il y a longtemps. Les pêcheurs ont pu comprendre que la protection d'un secteur produirait du poisson. Ils ont commencé à expérimenter sans hésiter. Il n'est pas nécessaire d'avoir un plan de gestion avant de commencer à construire. Nous n'avons eu notre premier plan de gestion qu'en 2007-2008. Nous sommes dans l'urgence, nous devons donc tous aller sur le terrain. S'il devait y avoir un message, ce serait de ne pas attendre que tout soit parfait pour commencer à poser la première brique. Et de s'appuyer sur le local, sur les équipes de terrain, mais en essayant du côté des décideurs et des donateurs, de ne pas tout faire peser sur leurs épaules et de les réconforter à certaines étapes.
Je constate de plus en plus que nous devons rendre compte à tout le monde, à nos donateurs, à l'ensemble de notre gouvernance. Nous devons remplir de plus en plus de tableaux, être dans une logique d'indicateurs, mais en même temps, être sur le terrain. Vis-à-vis du public, lorsque nous sommes absents de la surveillance des réserves, nous sommes parfois l'objet de reproches véhéments. Il faut être conscient que nous avons besoin d'un soutien à un niveau plus élevé, afin de réaliser un véritable travail de terrain.
Mais je constate que le paysage est en train de changer complètement. Les évolutions sont rapides, ainsi que la prise de conscience qu'il est urgent de mettre en place des Aires Marines Protégées. Il y a 20 ans, nous travaillions en France dans un désert. Après le Parc national de Port-Cros en 1963, il y avait eu dans les années 1970, la création des réserves naturelles en Méditerranée. Et puis, 25 ans sans rien. Maintenant, depuis la création de l'Agence des aires marines protégées en 2007, devenue l'Office français de la biodiversité, nous avons des programmes d'aires protégées, des objectifs à atteindre en termes de superficie, des zones de protection forte. C'est donc tout un cadre qui se met en place. Néanmoins, il est important de garder à l'esprit que localement, les gestionnaires sont les destinataires de toutes les interrogations et de toutes les réalisations à mettre en œuvre sur le terrain. Il s'agit d'un travail important, qui doit être soutenu à un niveau un peu plus élevé dans les zones protégées.
Une autre évolution importante est l'approche visant à reconnaître les OECM (autres mesures de conservation efficaces), ce qui signifie que l'on ne part pas de normes prédéfinies, mais que l'on essaie d'examiner localement ce qui fonctionne. Je pense donc qu'une OECM mise en œuvre et renforcée est une très bonne idée. Il est vraiment nécessaire de mettre l'accent sur ces mécanismes, car au niveau international, nous n'aurons jamais les moyens de mettre en œuvre des zones protégées labellisées, avec toute la reconnaissance, les moyens financiers et la réglementation qui les encadrent. Il faut aussi que les mécanismes locaux soient véritablement valorisés et confortés, ce qui constituera une part importante des progrès réalisés en matière d'environnement. Les OECM sont l'un des mécanismes les plus intéressants à l'heure actuelle. Nous avons eu des réunions pour élaborer les lignes directrices de ces OECM, les mettre en avant, les valoriser. C'est très difficile, parce qu'on est parfois à la limite du green washing. Mais en essayant d'établir des critères et en mettant l'accent sur la façon dont les différentes zones ont été mises en œuvre dans la gouvernance, et les résultats qui ont été obtenus, ce sont déjà des lignes directrices pour reconnaître ces zones, qui fonctionnent déjà. Des mécanismes sont en cours d'élaboration depuis 2016 environ. Je suis très novice en ce qui concerne la Commission des aires protégées ! Je n'en avais pas entendu parler auparavant.
Voulez-vous ajouter un dernier mot ?
La Côte Bleue va continuer à innover, à se construire et à inventer. Je fais confiance à la nouvelle équipe et à la nouvelle directrice Alizee Angelini pour continuer !